L’explosion du recours aux vacataires, ou l'ubérisation de l'enseignement supérieur

L’université, entre illégalité et désorganisation

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Le modèle d’enseignement supérieur français repose historiquement sur des enseignants- chercheurs titulaires qualifiés, chargés d’assurer aussi bien le progrès des savoirs que leur transmission aux étudiantes et aux étudiants. Leur recrutement s’effectue par concours organisés au niveau des universités parmi les détenteurs d’un doctorat qualifié par le Conseil national des universités (CNU). Ils et elles bénéficient d'un statut pérenne qui leur permet de se consacrer pleinement à leurs missions d'enseignement et de recherche. Lorsque des besoins ponctuels ou temporaires se font sentir, l'université a recours à des enseignants contractuels. Ces derniers complètent l'équipe des enseignants titulaires et permettent de répondre avec flexibilité aux évolutions des effectifs étudiants ou à l'émergence de nouveaux domaines d'enseignement.

Ce modèle ambitieux est aujourd’hui fragilisé. La démocratisation de l’université n’a pas été accompagnée par un financement de nouveaux postes de titulaires à la hauteur des besoins. Au contraire, en raison des contraintes budgétaires qui pèsent sur elles et de son sous-financement chronique, l’université est aujourd’hui dépendante du recrutement massif d’agents publics précaires, les vacataires. Initialement conçu pour faire intervenir, de manière ponctuelle, des professionnels du secteur économique à l’université, le statut de vacataire est aujourd’hui très largement utilisé pour dispenser les heures de cours que ne peuvent assurer les agents titulaires ou contractuels faute d’être en nombre suffisant. Le recrutement d’enseignants vacataires s’est ainsi largement banalisé depuis la fin des années 2000 et la vacation est devenue le type d’emploi par défaut utilisé par les directions d’université.

L’usage généralisé de la vacation pour pallier les besoins de l’enseignement supérieur place la puissance publique aux marges de la légalité. En effet, il entre en contradiction explicite avec les textes qui encadrent ce statut et une grande partie des vacataires de l’enseignement supérieur devraient en fait être considérés comme des agents contractuels.** Il place également les agents vacataires dans une situation de grande fragilité juridique puisqu’ils et elles ne relèvent ni du code du travail, ni du code de la fonction publique.** Une majorité des enseignants de fait de l’enseignement supérieur se trouve ainsi en dehors de la quasi-totalité des règles de droits qui encadrent le travail et protègent les travailleurs. En outre, les vacataires sont parfois recrutés de manière illégale, lorsqu'ils ou elles n’exercent pas une autre activité professionnelle à titre principal (ce qui est obligatoire dans ce statut). Une telle illégalité est également susceptible d’être constatée lorsque les universités demandent au vacataire de se déclarer auto-entrepreneurs pour contourner cette obligation.

La généralisation de ce statut s’explique par la gestion budgétaire à laquelle est soumis l’enseignement supérieur depuis 30 ans. D’abord, une heure de vacation revient à l’université environ cinq fois moins cher qu’une heure de cours assurée par un titulaire (50 € contre 300 € en moyenne). Les enseignants vacataires, qui représentent pourtant les deux tiers (64 %) des personnels enseignants, n'apparaissent ensuite pas dans les effectifs des universités. Instituer la vacation comme forme standard d’emploi dans l’ESR permet dès lors de satisfaire artificiellement les objectifs de limitation des emplois publics en faisant disparaître des emplois du budget de l'État, quitte à rendre ces emplois plus précaires.

Les vacataires sont désormais majoritaires au sein des personnels enseignants de l’ESR. On estime leur nombre à 167 000 pour l’année scolaire 2021-2022, un chiffre en augmentation constante (+ 30 % en 7 ans). Hors ce statut, l'enseignement supérieur est assuré par 55 000 enseignants-chercheurs titulaires, 13 000 enseignants titulaires, et environ 20 000 enseignants contractuels. Les vacataires représentent donc plus de 60 % des effectifs d’enseignants de l’ESR. En 2020-2021, on peut estimer la contribution des vacataires à l’enseignement supérieur à 5,6 millions d'heures équivalent-TD (25 % des heures de cours), soit l'équivalent du service d'enseignement de 15 000 enseignants ou de 29 000 enseignants-chercheur titulaires à temps complet.

Le développement massif de la vacation ne pose pas seulement la question du statut juridique précaire et parfois illégal d’une part importante des agents de l’ESR. Les vacataires sont en partie des jeunes chercheurs en attente d’une titularisation et ils assurent le plus souvent une part significative de la formation en premier cycle. Ainsi, la vacation interroge la politique d’enseignement supérieur et de recherche, des formations en licence à l’entrée dans la carrière de chercheur : elle peut servir de sas entre la thèse et la titularisation comme maître de conférence ou chargé de recherche ; or le faible nombre - relativement au nombre de docteurs - de postes de titulaires et de contrats post-doctoraux stables tend à prolonger cette phase de transition parfois indéfiniment. En outre, les vacataires sont ceux qui assument généralement les tâches les moins prestigieuses de l’université mais à qui, paradoxalement, on confie aussi la responsabilité d’enseigner les fondements d’un savoir universitaire en premier cycle, en contradiction avec le modèle ambitieux fondé sur un enseignement majoritairement assuré par des enseignants-chercheurs. Il semble contradictoire avec l'objectif d'augmentation de la qualité des formations, tant il apparaît difficile d’attendre la même chose d'un agent titulaire et d'un vacataire qu'il soit un jeune chercheur précaire et contraint d'enseigner un grand nombre d'heures pour financer sa recherche, ou un intervenant extérieur recruté en dernière minute dont l'activité principale n'est ni l'enseignement ni la recherche.

La précarité du statut de vacataires et l’invisibilisation de leur situation a des conséquences importantes sur leurs conditions de travail. Ils et elles sont d’abord confrontés à un retard systématique, souvent de plusieurs mois, dans le paiement de leurs heures du fait de la complexité administrative qu’induit le paiement à la tâche, lié à leur statut, ici aussi aux marges de la légalité. En outre, leur rémunération se situe en deçà du SMIC si on la rapporte au temps de travail effectif : pour les TD, les vacataires sont payés 10,20€ brut de l'heure, là où le smic brut horaire s'élève aujourd'hui à 11,65 €. De plus, les vacataires n’ont accès à aucun des dispositifs chargés de protéger la rémunération des agents publics, tels que la garantie individuelle de pouvoir d’achat (GIPA), de compenser les désavantages des contrats courts, tels que l’indemnité différentielle pour absence de congés payés, de faire valoir leurs droits à la protection sociale (sécurité sociale, chômage, retraite) ou de se défendre en cas de conflit avec leur employeur. Enfin, le recours massif aux vacations occasionne un surcoût de gestion et une désorganisation administrative et pédagogique qui nuit à la qualité du service public.

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