L'intendance suivra...

Comment la campagne de vaccination anti-COVID19 laisse 20% de la population de côté

Agents et cadres administratifs de tous organismes,soignantes et soignants, chercheurs, chercheuses et citoyen.ne.s ont contribué à la réflexion et à la rédaction de cette note,
et bien plus encore à sa relecture : tous nos plus sincères remerciements pour ces contributions.


De décembre 2020 à fin mai 2021 et malgré les multiples contraintes, “l’intendance” - des cadres du ministère jusqu’aux professionnels de santé - a déployé sur le terrain la campagne nationale de vaccination contre le covid-19. Le taux de couverture vaccinale de la France a progressé. Pourtant la politique vaccinale a laissé de côté une fraction importante des publics fragiles. Ce constat met en jeu, tant la capacité d’atteindre l’immunité collective, que les fondements mêmes de l’action publique en santé dont la crise a révélé les dysfonctionnements profonds. A l’heure de l’ouverture universelle à la vaccination, “aller chercher” ces personnes demanderait un changement radical de méthode par construction d’une véritable politique de santé publique à visée sociale.

1. Jusqu’ici, l’intendance a suivi

Le rythme soutenu de la campagne vaccinale a été dicté par la vitesse de livraison des doses avec une mobilisation de "l'intendance" - des administrations centrales aux professionnels sociaux et de santé sur le terrain - ayant permis de vacciner environ 75% de la population ciblée. Principalement portée par l’usage des vaccins à ARN messager (Pfizer-BioNTech et Moderna, qui représentent 85% des injections), cette vaccination a permis une réduction significative de la mortalité observée et de l’incidence chez les personnes âgées dès février 2021.

En réponse aux critiques sur la lenteur du démarrage de la campagne vaccinale, le Gouvernement a contracté les cinq phases de la stratégie vaccinale initialement prévues, compte tenu de la limitation du nombre de doses et des recommandations de la Haute Autorité de santé (HAS), pour les réduire dans les faits à trois puis à deux, de manière conserver une priorisation minimale selon le risque médical. Simultanément à cet aplatissement rapide de l’ordre de priorité d’accès au vaccin, on constate depuis plusieurs mois un plafonnement de la couverture vaccinale autour de 75 à 85 % de la population ainsi qu’un ralentissement inquiétant de la vaccination pour les tranches d'âge les plus élevées. Ainsi, si la catégorie des plus de 70 ans affiche un taux de couverture moyen (une injection) de 80%, ce pourcentage varie de 86% chez les 75-79 ans à 76% chez les 80 ans et plus, soit une personne sur quatre n’étant pas vaccinée pour cette dernière tranche d’âge.

Taux de 1ere injection par âge

Dataviz VaccinTracker - données Santé Publique France

Face à la reprise des activités normales pour la période estivale qui s’ouvre, la capacité du système à tenir les enjeux et les objectifs est incertaine. Premièrement car les modélisations de l’institut Pasteur estiment qu’il faudrait vacciner jusqu’à 90% la population pour relâcher les mesures de contrôle de l’épidémie à l’automne prochain, taux qui n’est aujourd’hui atteint dans aucune tranche d’âge.

Deuxièmement car les résultats actuels ont été construits sur une organisation ad hoc de toute la chaîne de production (de la conception en comité et conseil nationaux à l’exécution opérationnelle sur le terrain) et obtenus au prix d’un décalage fort entre l’échelon de la mise en œuvre (l’intendance) et celui de la conception. En résulte une (dés)organisation du système de santé très consommatrice de ressources depuis le début de la crise en mars 2020. Les particularités de la période estivale (congés, indisponibilité des locaux actuellement utilisés comme centres de vaccination) font craindre une impossibilité de l’intendance à suivre le rythme des livraisons, en l’absence de réorganisation majeure.

2. Une politique vaccinale créatrice d’inégalités face à la vaccination

Miser sur une couverture rapide et massive a conduit à négliger la question des inégalités d’accès à la vaccination par une absence explicite de priorisation sociale dans le déploiement de la politique vaccinale. A la différence des facteurs de risques médicaux, les facteurs de risque sociaux n’ont pas constitué un objectif prioritaire de la stratégie alors que l’importance des facteurs de fragilité sociale, notamment dans le risque d’hospitalisation de forme grave de covid-19 et le taux de mortalité, est largement documentée depuis l’été 2020. Des actions correctrices ont été mises en place au niveau local puis national, avec notamment une campagne d’appels par l’Assurance maladie, mais sont restées de faible ampleur et avec des résultats incertains. La tardiveté ou l’absence d’une priorisation politique nationale a eu pour corollaire de laisser la lutte contre les inégalités aux mains des acteurs locaux qui n’ont été que faiblement accompagnés dans leurs initiatives à ce sujet.

Plus encore, la rigidité du pilotage de la campagne vaccinale n’a laissé que de faibles marges de manœuvre aux acteurs opérationnels dans ces initiatives. Le système d’écoulement des doses à « flux tendus » a poussé les institutions à mobiliser des dispositifs de vaccination figés, peu accessibles aux populations les moins mobiles. L’outil imposé de prise de rendez-vous en ligne via Doctolib, Maiia et Keldoc, s’il a pu être efficace dans la gestion des plannings de certains centres de vaccination, a de fait profité aux personnes les plus autonomes et a constitué un obstacle d’accès à la vaccination pour celles les moins éduquées au numérique et à la santé. Le recours à cette plateforme a aussi contribué à fragiliser les relations entre acteurs publics, Doctolib étant chargé au détriment des institutions de faire remonter un maximum de données à l’Etat. Aussi, l’opacité sur les données de santé disponibles et les moyens d’y accéder a fortement complexifié le pilotage local de la campagne là où la prise en compte des inégalités aurait nécessité de faire le choix d’une ouverture large des données.

Cette hypercentralisation a fait obstacle à l’émergence d’une réelle politique “d’aller vers”. Ce sont les acteurs locaux qui sont le mieux à même de mobiliser les outils adaptés contre les inégalités : leur repositionnement est en cela nécessaire, appuyés dans leur action par les institutions nationales qui ne sauraient les cantonner à un rôle de simple exécution.

3. Une immédiateté et une centralisation exacerbées de la politique vaccinale

Ce repositionnement est d’abord conditionné par l’arrêt de la logique de gestion en flux tendus doublée d’une communication court-termiste. L’impératif de vaccination à flux tendus alliant rapidité d’exécution et politique “zéro stock” suppose une parfaite synchronisation entre les acteurs de la chaîne vaccinale qui dans l'urgence n’a pas été (ne pouvait pas être ?) au rendez-vous. Les défauts de livraison, reports de rendez-vous, ruptures de stocks, aléas d’acheminement et consignes contradictoires, au-delà de ternir l’image de la campagne vaccinale, ont en dernier ressort été subis par les personnels portant les centres. Si une évaluation d’impact de ce type de gestion sur la rapidité d’injection des doses serait éclairante - a-t-elle seulement été accélérée ? - la conséquence à ce stade risque d’être la construction progressive, ou le renforcement, d’une défiance dans le rapport des professionnels de santé à la puissance publique.

La stratégie de communication déployée n’a pas non plus été vecteur de confiance. Bien que cela puisse tenir en partie au contexte, la campagne a été organisée de janvier à juin 2021 par un flux d’instructions difficilement compréhensibles ne donnant pas de lisibilité aux professionnels. Si des efforts ont été réalisés, bien communiquer, c’est aussi communiquer avec prévisibilité, ce que les changements fréquents d’instructions ont exclu. La découverte des consignes ministérielles ou présidentielles par le journal du dimanche ou à la télévision, parfois du jour pour le lendemain, a instauré un rythme décisionnel qui méconnaît les contraintes pratiques des agents chargés de la mise en œuvre ; cela entraînant de l’impréparation, qui épuise les professionnels. Alors que la communication est un élément déterminant d’une gestion de crise, à plusieurs occasions, le volet partisan de la communication vaccinale a pu apparaître comme prenant le pas sur les impératifs de santé publique. L’inflation des consignes - plusieurs centaines d’instructions par mail, messages (MINSANTE, DGS-Urgent) et circulaires sur la vaccination depuis décembre 2020 - a conduit à des réorganisations constantes faisant parfois perdre de vue l’objectif final et diminuant l’effectivité des résultats escomptés.

Dans ce cadre, “aller chercher” les personnes les plus éloignées de la vaccination demande un changement radical de méthode impliquant une stabilité des consignes et des marges d’autonomie pour les acteurs de terrain, deux prérequis incompatibles avec la centralisation et l’immédiateté caractérisant la stratégie actuelle. L’obligation vaccinale “déguisée” par un passe sanitaire n’est pas le seul moyen de toucher les populations éloignées de la vaccination. Un chemin alternatif, passe cependant par la construction d’une réelle politique de santé publique, qui a fait défaut à la France depuis le début de la crise, et qui permettrait d’aller convaincre les populations.

4. Construire autrement, avec le Parlement et les acteurs du territoire

Les doses n’étant plus le principal facteur limitant, l’urgence est à la redéfinition collective des objectifs et priorités de santé publique en prévention d’une quatrième vague éventuelle. Alors que la nécessité d’associer la “société civile” à la gestion de la crise sanitaire a été reconnue par le Conseil scientifique, le Parlement, organe majeur de planification et de démocratie, reste massivement contourné depuis la mise en œuvre de l'État d’urgence en octobre 2020 tout comme la quasi-totalité des instances de démocratie sanitaire et les élus locaux. Ces évitements renforcent, d’une part, l’instabilité des orientations gouvernementales obérant la possibilité de se projeter dans une vision à long terme et, d’autre part, entretiennent l’opacité de leurs justifications par une lisibilité partielle des critères soutenant les choix et décisions prises.

Passer sous silence les inégalités de santé et ne pas chercher expressément à les réduire, dans toute leur variété, conduit mécaniquement à les reproduire voire à les augmenter. Alors que des données récentes montrent des taux de primo-vaccinations des 65-74 ans près de 10 points inférieurs à la moyenne nationale en Seine-Saint-Denis ou dans les Bouches-du-Rhône, la question des inégalités sociales et territoriales de santé doit devenir fondamentale pour la construction d’une véritable intervention de santé publique, à court et à moyen terme.

A court terme, un repérage qualitatif des patients prioritaires pourrait être organisé en améliorant le partage des informations médicales et sociales pertinentes entre institutions et soignants. Les actuelles incitations financières à la vaccination pour les soignants pourraient être pondérées par des critères qualitatifs. L’intégration de la vaccination dans les parcours de santé et le déploiement des vaccins à ARN messager dans les structures de soins de ville apparaissent enfin comme des moyens d’organiser la vaccination de manière plus pérenne et de multiplier les lieux de vaccination pour toucher la population.

Plus structurellement, cette campagne de vaccination est révélatrice d’une politique de santé publique introuvable. La faiblesse (historique) des institutions de santé publique en France presse à l’adoption de mesures correctrices qui s’appuient davantage sur les soins primaires et en valorisent leur structuration - l’accompagnement des organisations locales qui ont, de fait, servi de point d’appui aux centres de vaccination, apparaît dès lors comme une priorité.

A moyen terme, la revalorisation des professions paramédicales et le renforcement de la formation des soignants à la santé publique apparaissent nécessaires. Au total, les prochaines étapes de la stratégie vaccinale pourraient constituer des jalons importants vers un fonctionnement de notre système de santé plus préventif, moins centré sur la prise en charge individuelle et médicale, vers une plus grande structuration et coopération locale et un réel appui sur le travail social et de médiation, les citoyens, les communautés de vie. Une opportunité, en somme, pour peu que l’on souhaite réellement se donner les moyens de lutter contre les inégalités.

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