Le recours à l'externalisation, soit le fait de confier à un acteur privé la réalisation de tout ou partie de l'action publique, est souvent présenté comme une façon d'adapter les services publics aux besoins et contraintes du XXIe siècle. Il ne s'agit pourtant pas d'une tendance nouvelle : le recours à des entreprises privées pour exécuter certaines missions existe dès le XVIIe siècle et a donné naissance à la riche histoire française des concessions et délégations de service public. Mais ce mouvement a connu une accélération récente, que l'on peut dater du milieu des années 1990 ; ses traductions juridiques sont désormais très variées et le recours à l'externalisation peut aujourd'hui être estimé à la somme de 160 Mds€, soit l'équivalent de la moitié du budget de l'Etat. Loin d'être anecdotique, ou cantonnée à des débats entre experts sur les modalités techniques de l'action publique, le recours désormais massif à l'externalisation soulève des questionnements qui mettent en jeu la capacité de la puissance publique à agir au quotidien ou à prendre ses décisions de manière souveraine.
Une politique d'externalisation massive qui s'inscrit dans une accélération récente du recours au secteur privé
L'intervention du secteur privé dans les missions assumées par la puissance publique a longtemps été cantonnée à la construction des infrastructures qui nécessitait un apport important de capitaux : canaux de navigation au 17e siècle, puis chemins de fer, éclairage public ou encore alimentation en eau potable. Après l'inflexion des années 1930-1950, puis celle du début des années 1980, qui ont conduit à la nationalisation d'entreprises du secteur de l'énergie et des transports, une offensive tendant à « réformer l'Etat » en redéfinissant le périmètre respectif de l'action publique et de l'initiative privée, va conduire à imposer, à partir du milieu des années 1990, un cadre intellectuel nouveau, dans le prolongement des réformes menées au Royaume-Uni par le gouvernement de Margaret Thatcher. A travers la circulaire Juppé du 26 juillet 1995 relative à la réforme de l'Etat et des services publics, les stratégies ministérielles de réforme de 2002-2003, la révision générale des politiques publiques (RGPP) entre 2007 et 2012, la modernisation de l'action publique (MAP) sous François Hollande, ou encore le projet action publique 2022 lancé en 2018, tous les gouvernements ont poursuivi un objectif commun : réduire l'emploi public pour réduire les dépenses publiques et donc les déficits.
Une externalisation en partie subie : emploi public en baisse, contraintes juridiques croissantes et évolution du contexte institutionnel
Dans ce contexte d'austérité budgétaire, un certain nombre de contraintes vont imposer une pression croissante sur les opérateurs publics pour déléguer une fraction de leur activité au secteur privé.
La première de ces contraintes résulte de l'instauration du plafond d'emplois lors de l'entrée en vigueur de la loi organique relative aux finances publiques (LOLF) en 2006. Les organismes publics se voient désormais assigner, en plus de l'exigence de tenir leurs contraintes budgétaires, l'obligation de le faire sans dépasser le recrutement d'un certain nombre d'agents. Résultat : entre 2006 et 2018, la fonction publique d'Etat a perdu 180 000 agents, auxquels s'ajoutent 220 000 agents transférés des ministères vers les établissements publics de l'Etat. Ces réductions d'effectifs sans réduction des missions ont mécaniquement obligé les gestionnaires publics à trouver à l'extérieur des services publics les ressources humaines qu'ils avaient l'interdiction de recruter en interne. La même logique est à l’œuvre avec la norme dite de « fongibilité asymétrique des crédits », également entrée en vigueur avec la LOLF, qui permet de redéployer le budget du personnel vers des dépenses autres (marché public, investissement...) mais qui interdit le mouvement inverse. Ces deux mouvements conduisent à un résultat paradoxal : en compensant ces « restitutions d’emplois » par le recours à des prestataires parfois bien plus onéreux, on réduit fréquemment la qualité du service public tout en dégradant les finances publiques, comme le montrent les exemples de la Société du Grand Paris jusqu’en 2018 ou de nombre de partenariats dits « public-privé »
La deuxième contrainte forte imposée aux gestionnaires publics consiste dans le développement du droit de la concurrence, dans un cadre européen. Alors que les réformes du droit de la concurrence des années 1990 avaient principalement pour objet de mettre un terme à la corruption politico-financière associée à l'attribution de marchés publics à des entreprises privées, les évolutions les plus récentes ont eu pour effet de soumettre au droit de la concurrence un nombre croissant d'acteurs, y compris publics ou semi-publics. Ainsi, dans le secteur local, de nombreuses sociétés d'économie mixte se retrouvent écartées des relations avec les autorités publiques locales, au profit d'acteurs privés, quand bien même leur action aurait permis de limiter les coûts de transaction ou d'ancrer l'action locale dans la durée.
Enfin, l'évolution du cadre institutionnel et les nouveaux terrains investis par la gestion publique ont conduit à un renforcement du recours à des prestataires privés. Ainsi, les mouvements de décentralisation de l'action publique de 2003 ou 2015, dans un contexte de démantèlement des capacités de conseil et d'accompagnement de l'Etat déconcentré, a conduit à renvoyer aux collectivités des tâches de conception des politiques publiques sans qu'elles en aient les moyens. On retrouve cet émiettement d'acteurs dans le secteur des universités (2007) et des hôpitaux (2009), cette fois sur le plan de la gestion interne autant que sur la conception des politiques publiques. Certaines politiques, où la puissance publique compense son désengagement par une activité de simple supervision, se traduisent par une sous-traitance de fait de secteurs d'activité entiers. C'est le cas par exemple de la certification : des organismes privés sont accrédités par une instance nationale pour avoir eux-mêmes le droit de délivrer des labels publics (certiphytos, agriculture biologique, qualiopi...). Prestataires publics de fait, sans pour autant disposer du moindre contrat de prestation avec la puissance publique, ces organismes certificateurs disposent d’un poids d’autant plus important que la puissance publique est dépossédée de la connaissance fine du métier.
Un affaiblissement pérenne des savoir-faire et capacités d'action publiques
Le discours entourant le recours croissant à l’externalisation dans les services publics se pare - en théorie - de toutes les vertus de la “bonne gestion” : une meilleure qualité, une plus grande flexibilité et un coût moindre.
En pratique, l'externalisation peut fréquemment se révéler une source de surcoûts pour le secteur public : les prestations payées aux entreprises sont redevables de la TVA et du coût de la rémunération des apporteurs de capitaux, auxquels s'ajoutent généralement des coûts dits « de transfert ».
De la même façon, l’argument d’une plus grande “flexibilité” est ambivalent : les coûts de gestion des ressources humaines ne sont que déplacés vers des coûts d’agence - soit à la fois des coûts de transaction et des coûts de qualité, et surtout de réelles contraintes sont intrinsèquement associées à la rigidité des contrats.
Enfin, l’examen des fournisseurs de prestations intellectuelles aux administrations donne un regard plus mitigé sur la question d'une "plus grande diversité de compétences". Non seulement la commande publique en la matière est extrêmement concentrée (entre 2011 et 2013, dix cabinets se partageaient 40 % du volume des contrats de prestations intellectuelles au sein de l’Etat) mais les profils des consultants concernés ne se distinguent que très peu de ceux des décideurs publics : mêmes écoles voire parfois mêmes concours de la fonction publique.
Mais ce qui constitue sans doute la première des difficultés de l’externalisation aujourd’hui massive dans les services publics, c'est que le recours à des prestataires externes entraîne une perte problématique de savoir-faire de la puissance publique, incapable de mettre en œuvre de façon autonome nombre de ses politiques. C’est tout un patrimoine immatériel des services publics, de compétences métier, de savoir-faire organisationnel voire parfois de réflexion stratégique, qui est fragilisé. Le cas du récent marché conclu avec des cabinets de conseil pour mettre en œuvre la stratégie nationale de vaccination contre le Covid-19 l’illustre bien, au moment même où disposer d’une administration de la santé robuste était le plus nécessaire.
Face au discours récurrent du « recentrage sur le cœur de métier » des administrations, il apparaît enfin nécessaire d’interroger le “coût complet” de l’externalisation sur la société : quel bilan social du recours à des prestataires privés lorsque ces prestataires, pour comprimer les coûts au maximum, multiplient les contrats courts ou à temps très partiel ? En matière « d’externalisation par le bas », y compris dans le domaine social, le secteur du nettoyage ou de la restauration génèrent parfois de la maltraitance institutionnelle pour laquelle il n’est jamais demandé de comptes au donneur d’ordres. Or si l’Etat se prévaut de manière croissante d’une vigilance sur les clauses « sociales » ou « environnementales » de ses marchés publics, il convient de rappeler que celles-ci sont fortement contraintes, et ne peuvent être édictées que dans la mesure où elles restent « strictement en lien » avec l’objet du marché. Par ailleurs, il est difficile pour les agents de l’Etat d’effectuer une vérification systématique et rigoureuse du respect de ces clauses auprès de chaque prestataire. Historiquement précurseur dans l’amélioration des conditions de travail ou de protection sociale de ses agents, l’Etat externalisateur semble aujourd’hui avoir renoncé à tenir compte des conséquences sociales de sa sous-traitance...
Conclusion : redonner à la puissance publique les moyens de ses missions
L'action publique se retrouve aujourd'hui dans une impasse : le recours à l'externalisation est devenu une nécessité plutôt qu'un choix stratégique, et le service public se retrouve contraint à l'émiettement, contrôlé de façon de plus en plus approximative par une puissance publique qui n'en a plus ni les moyens humains, ni le savoir-faire. Notre note propose des éléments de réponse à trois niveaux distincts mais complémentaires. Le premier consiste en un guide pour la réflexion des managers publics, au travers de cinq questions préalables à un choix stratégique d’externalisation. Le deuxième consiste en l’identification des normes dont la modification devrait être entreprise afin de pouvoir procéder à la réinternalisation progressive des fonctions les plus stratégiques parmi celles aujourd’hui sous-traitées. Le troisième questionnement s’adresse à notre société dans son ensemble : souhaitons-nous conserver la capacité à agir du service public ? Si la réponse est positive, alors il est temps de modifier les contraintes budgétaires, juridiques ou institutionnelles qui l’entravent et le poussent à confier une part toujours croissante de ses missions au secteur privé.