Réforme de l'aide médicale d'Etat : "une triple faute morale, économique et sanitaire"

Tribune initialement publiée sur Le Monde.fr (édition abonné·e·s)

Dans un silence quasi-total, le gouvernement s'apprête à mettre en oeuvre une réforme de l’aide médicale d'Etat (AME) fragilisant fortement l'accès aux soins des sans-papiers. A l’initiative du collectif Nos services publics, 900 professionel.le.s, acteurs et actrices de la santé unissent leur voix pour dénoncer une réforme dangereuse, au croisement de préjugés xénophobes, de l'absurdité économique et de l'aberration sanitaire.

Le 30 octobre dernier, jour même du reconfinement, était signé le décret entérinant la réforme de l'aide médicale d’État (AME). Symboliquement, le jour où le gouvernement prenait des mesures fortes pour garantir la santé du plus grand nombre, il actait une dégradation significative de la santé des plus précaires. Adoptée comme un gage donné à la frange la plus xénophobe de notre société, elle entre en contradiction avec des décennies de travail social et sanitaire, avec la logique économique et financière la plus élémentaire autant qu’avec le principe républicain d’égal accès aux soins. Il est urgent de ne pas l’appliquer.

Mise en place en 1999, l'aide médicale d’État permet de prendre en charge la santé de toute personne en situation irrégulière sur le sol français, dans des conditions quasi-équivalentes à celles de la protection universelle maladie(anciennement CMU). Elle assure, d’une part, le respect des conventions humanitaires européennes et internationales qui consacrent le droit universe là la vie et à la santé. Elle vise, d’autre part, à préserver la santé de la population, notamment en luttant contre la propagation des maladies infectieuses. Enfin, l’AME a également un sens d’un point de vue strictement financier : assurer l’accès aux soins primaires, c’est limiter autant que possible les complications, qui pourraient entraîner des besoins de soins plus lourds -et plus coûteux.

Une brèche dans l’universalité de l’accès aux soins

Pourtant, depuis vingt ans, l’AME est devenue le milliard le plus scruté parmi les dépenses publiques, tant elle a fait l’objet de fantasmes de la part d’une partie de la classe politique et des médias. En juin2019, le gouvernement actuel s’est clairement inscrit dans cette tendance en commandant un rapport visant à identifier des pistes de « maîtrise » de la « dépense » d’AME. Alors en plein débat sur l’immigration, l’agitation autour du « tourisme médical » a
été largement alimentée par la majorité présidentielle, mettant en avant des supposés « abus » ou « dévoiements ».

Alors même que le rapport commandé par le gouvernement alertait sur les risques d'une réduction du panier de soins accessible aux bénéficiaires de l’AME, le gouvernement en a pourtant fait le premier volet de sa « réforme ». Depuis le 1er janvier 2021, un délai de 9 mois est désormais nécessaire entre le dépôt de la demande d’AME et l’accès à certaines opérations ou soins de ville considérés comme « secondaires » (opérations de la cataracte, de la hanche, certaines rééducations etc.) Cette restriction ouvre une brèche majeure dans le principe d’universalité de l’accès aux soins : quelle sera la prochaine ? En matière de santé où commence le secondaire,où s'arrête l’essentiel ?

Il convient pourtant de le rappeler avec force : le problème avec l’AME ne sont pas les supposées « dérives » dont se rendraient «coupables » les bénéficiaires, mais - au contraire - le non-recours massif aux droits qui sont les leurs. En 2019, près de 50% des personnes sans titre de séjour ne bénéficiaient d’aucune couverture santé, y compris lorsqu’elles déclaraient souffrir de pathologies nécessitant des soins (diabète,VIH, tuberculose, etc.)

Un non-recours aux droits encore aggravé

Or c’est justement cet éloignement des droits et des soins qu’aggravera mécaniquement le second volet de cette réforme. A partir du 17 février prochain, les demandeurs de l’AME ne pourront plus déposer leur dossier auprès de leur commune, des services sociaux départementaux ou d’une association, mais devront nécessairement passer par l’assurance maladie, par un hôpital ou par une permanence d'accès aux soins. C’est oublier que les services hospitaliers sont d’ores et déjà débordés.C’est oublier que l’assurance maladie diminue d’année en année ses effectifs et a encore réduit ses capacités d’accueil pendant la pandémie.

C’est surtout oublier que des décennies de travail social ont appris aux associations et services sociaux l’importance d’« aller vers » les populations les plus précaires, dont on sait qu’elles sont à la fois les moins bien soignées et les dernières à avoir recours à leurs droits.

En réduisant l’accès à l’AME, on ne réduit pas seulement l’accès aux droits des sans-papiers : on renforce les discriminations dont ils sont victimes dans l’accès aux soins. On fragilisera tout autant les nombreux établissements et professionnels de santé qui prennent en charge ces populations et continueront à le faire, comme l’exigent le droit et la déontologie : s’ils ne sont
plus financés par la collectivité, ils devront demain assumer eux-mêmes le coût de ces soins.

La santé est un bien commun

Dans le contexte actuel, cette réforme apparaît d’une hypocrisie, d’une déconnexion et d’un cynisme violents. A l’heure où chaque contamination au Covid-19 aggrave l’épidémie en cours, et où chaque lit de réanimation occupé accroît la pression sur nos hôpitaux, il est pourtant plus que jamais évident que la santé est un bien commun, et que l’accès aux soins de toutes et tous est la meilleure protection pour chacun.

Cette tribune est un cri d’alerte : la réforme de l’AME engagée par le gouvernement, et qui doit trouver à s’appliquer dans les prochains jours, est dangereuse. Si les populations les plus précaires et les professionnels qui les accompagnent seront les premiers à en subir les conséquences, elle comporte des risques directs pour l’ensemble de notre société. Parce qu’elle conjugue déni de nos principes universels, absurdité financière et risque d’aggravation de l’épidémie en cours, elle constitue une triple faute morale, économique et sanitaire. Elle doit être retirée dans les plus brefs délais.

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Tribune initiée par le collectif Nos services publics et par des professionnel.le.s de la santé de Seine-Saint-Denis, signée par plus de 900 acteurs et actrices de la santé (liste disponible en ligne)

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