Monter un escalator qui descend

Comment le gel du point et la politique de primes neutralisent la progression de carrière des enseignants

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Dans un contexte de crise d’attractivité du métier d’enseignant et de tensions sur les remplacements de professeurs absents, le Gouvernement a annoncé le 20 avril 2023 l’augmentation de certaines primes destinées à améliorer le salaire des enseignants. Le pouvoir d’achat des professeurs a commencé à diminuer dès le début des années 1980. Leur traitement net réel a ainsi baissé d’environ 20% entre 1981 et 2004 [1]. Ce recul s’est poursuivi depuis lors, tandis qu’il a augmenté en moyenne de 11 % en moyenne dans les pays de l’OCDE entre 2005 et 2019 [2].

De fait, les mesures salariales destinées aux professeurs des collèges et des lycées depuis 2008 n’ont pas enrayé la baisse de leur pouvoir d'achat due à sous-indexation du point d’indice de la fonction publique déterminant l’essentiel de leur traitement. Les études menées jusqu’alors ayant principalement analysé l’évolution de la rémunération des enseignants pour un niveau donné (en “photographie”), elles ne permettent pas d’appréhender l’évolution de la rémunération des enseignant.e.s tout au long de leur carrière (en “panel”), ni de rendre visibles les interactions entre la progression des professeurs au sein de leur grille salariale d’une part, l’évolution restrictive du point d’indice d’autre part, et la mise en place ponctuelle de primes.

La présente étude reconstitue donc les traitements individuels perçus mois après mois par Sophie, Nadia et Maxime, professeurs de l’enseignement secondaire, depuis leur entrée en fonction, respectivement en 2000, 2008 et 2016. Ces trois carrières-types permettent l’étude des trajectoires professionnelles d’enseignants agrégés ou certifiés, ayant connu des vitesses de progression de carrière différentes et cumulant de 8 à 23 années d’ancienneté. Elles permettent de suivre l’évolution du pouvoir d’achat individuel à mesure que les professeurs avancent dans leur carrière et d’estimer pour chacun la perte de traitement causée par la sous-indexation du point d’indice et les gains apportés par les mesures salariales.

Cette étude permet ainsi, au-delà de l’analyse globale des grilles indiciaires, de porter un regard inédit sur la politique de rémunération et de valorisation de l’expérience des enseignants tout au long de leurs carrières. Les principales conclusions sont les suivantes :

1. De la carrière en escalier à la rémunération en dents de scie : les gains apportés par les promotions d’échelon sont globalement annulés avant que la promotion suivante ne survienne

● A mesure qu’ils gagnent en expérience, les professeurs progressent dans leur grille indiciaire en franchissant des échelons censés leur apporter des revalorisations salariales. Pourtant, une fois passées les trois premières années, leur pouvoir d’achat tend à stagner durant la carrière. Les professeurs acquièrent un nombre croissant de points d’indice mais la valeur de chaque point diminue dans le temps du fait de sa sous-indexation continue depuis le début des années 2000.

● Avec respectivement 8 et 16 ans d’ancienneté comme professeurs certifiés, Maxime et Nadia disposent en 2023 d’un pouvoir d’achat équivalent à ce qu’ils percevaient lors de leur première année comme titulaires. Leur pouvoir d’achat a donc globalement stagné sur l’ensemble de leur carrière, même pour Nadia qui a franchi les échelons plus rapidement que la majorité de ses collègues du fait de très bonnes notes lors de ses inspections.

● Agrégée en poste depuis septembre 2000, Sophie gagne à 46 ans un pouvoir d’achat identique à ce qu’elle gagnait en 2015, et supérieur de 4,5% seulement à ce qu’elle gagnait à 32 ans en 2009. En effet, une bonne partie des gains liés à sa progression de carrière ont été neutralisés par le gel du point d’indice.

Graphique : Evolution du pouvoir d’achat et des points d’indices dont a disposé Sophie depuis sa titularisation en 2001

Point indice 2001-2023

Traitement net avant impôt sur le revenu de septembre 2001 à mars 2023. Traitement réel en euros constants.
Source : Collectif Nos services publics

● En pratique, la sous-indexation puis le gel du point d’indice ont conduit à rendre en grande partie inopérant le principe d’augmentation de la rémunération selon l’expérience professionnelle. Les promotions d’échelons des dernières décennies ne se sont pas traduites par des revalorisations salariales durables pour les trois professeurs de cette étude. Elles ont permis au mieux de stabiliser leur pouvoir d’achat jusqu’en 2020 et n’ont pas empêché sa forte baisse depuis lors.

2. La sous-indexation du point d’indice a causé des pertes cumulées comprises entre 18 000€ et 70 000€ pour les trois carrières-types étudiées

● Si la valeur du point d’indice avait progressé au même rythme que l’inflation depuis 2000, et en l’absence de toute autre mesure salariale, Maxime, Nadia et Sophie auraient gagné, en mars 2023, entre 250€ et 500€ nets mensuels supplémentaires. En cumulé sur l’ensemble de leur carrière, la sous-indexation du point d’indice a ainsi fait perdre à Maxime (6 ans d’ancienneté), Nadia (16 ans d’ancienneté) et Sophie (23 ans d’ancienneté) respectivement 17 600€, 41 600€ et 70 600€. Ces montants ne seront pas rattrapés, même dans l’hypothèse d’une revalorisation immédiate compensant la sous-indexation du point depuis 2000.

● Parfois qualifiées d’”historiques”, plusieurs mesures spécifiques avaient pourtant augmenté la rémunération des enseignants en 2008, puis à partir de 2017. Reposant essentiellement sur des primes dont les montants sont restés faibles, forfaitaires et non pris en compte pour le calcul des retraites, ces mesures n’ont pas permis d’augmenter durablement le pouvoir d’achat des trois enseignants. Leurs gains ont en effet été repris rapidement par l’inflation. Depuis 2000, la totalité des mesures salariales prises à l’endroit des enseignants du secondaire a donc consisté, non pas en une revalorisation, mais en une limitation de la chute de leur pouvoir d’achat.

● Plusieurs de ces primes sont réservées aux débuts de carrière et les primes d’attractivité sont dégressives selon l’ancienneté : leur montant diminue à mesure que les enseignants franchissent de nouveaux échelons. En touchant seulement les premiers échelons, ces primes ont ainsi renforcé l’effet “carrière plate” créé par la sous-indexation du point d’indice. Elles contribuent ainsi à la dégradation de l’attractivité du métier d’enseignant à mesure de la progression professionnelle.

3. Malgré les mesures annoncées pour septembre, 70 % des enseignants du secondaire verront leur pouvoir d’achat diminuer en décembre 2023 par rapport à décembre 2022

● Les mesures salariales annoncées par le Gouvernement en avril 2023 se situent dans le prolongement des évolutions salariales depuis 2017 : il s’agit des augmentations forfaitaires concentrées avant tout sur les débuts de carrière. La revalorisation est assortie d’un “pacte enseignant” visant à inciter les professeurs à accepter des travaux supplémentaires. Au-delà des interrogations sur la possibilité matérielle pour les enseignant.e.s d’assurer des nouvelles missions, l’incitation financière devrait, à l’instar des autres primes forfaitaires, diminuer avec le temps.

● Pour Sophie et Nadia, la revalorisation de 92 € (+3,5 %) en octobre 2023 promise par le Gouvernement ne neutralisera pas même les effets de l’inflation 2023. Leur situation est similaire à celle de l’ensemble des professeurs ayant plus de 15 ans d’ancienneté, soit 70 % des effectifs du secondaire (245 000 personnes) : ils connaîtront des hausses de rémunération de l’ordre de + 4 %, alors que l’inflation prévue d’ici décembre 2023 s’élève à 5,5 %. Ainsi, même avec l’effet de ces nouvelles primes, leur pouvoir d’achat sera inférieur en décembre 2023 à ce qu’il était en décembre 2022.

● Les mesures annoncées en avril 2023 ne feront progresser le pouvoir d’achat que pour 30 % des professeurs les plus jeunes (100 000 personnes), tels que Maxime. Disposant de 8 ans d’ancienneté, il fait partie des professeurs les plus favorisés par ces mesures et verra son pouvoir d’achat progresser de 220 € en septembre 2023. En l’absence d’autre mesure de revalorisation, son traitement réel devrait diminuer et retrouver en octobre 2024 son niveau de 2021.

● Pour Maxime comme pour les 30 % d’enseignants dont l’ancienneté est inférieure à 15 années, ces revalorisations seront doublement précaires : non seulement le montant des primes d’attractivité diminue avec l’ancienneté mais, dès lors que ces primes sont exprimées en euros et non en points (à l’instar de des primes mises en place depuis 2008), l’inflation conduira également diminuer leur valeur réelle. Ainsi, ces mesures salariales auront également pour conséquence d'aplatir encore un peu plus le reste de la carrière des jeunes enseignants.

[1] : Btissam Bouzidi, Touria Jaaidane, Robert Gary-Bobo, « Le traitement des enseignants français, 1960-2004 : la voie de la démoralisation ? », in Revue d’économie politique, vol. 117, 200 7, Dalloz, pp. 323-363.
[2] : Kévin Hédé, juin 2O22, en ligne : 10 points sur les salaires enseignants | Le Grand Continent

Image : Pixabay